Inscription du filtre en or ajouré : Cor. LXXVI, 21 “Ils seront revêtus d'habits de satin et de brocart, ornés de bracelets d'argent. Leur Seigneur leur fera boire une boisson pure ».
Ce pichet porte un décor d’inspiration végétale réparti en trois registres principaux (couvercle, col, panse) réalisé principalement en or et en pierres précieuses. Son étude révèle l’existence de contacts artistiques entre la Turquie, le monde iranien et l’Extrême-Orient. Ce type de pièce, symbole de richesse, était particulièrement apprécié à la cour ottomane. Les ateliers d’orfèvrerie, art pratiqué par les sultans Sélim Ier et Soliman eux-mêmes, étaient situés dans la première cour du palais de Topkapi.
La panse globulaire repose sur une petite base. L’anse en forme de dragon se raccroche à la panse et vient mordre le col, lui-même coiffé d’un couvercle bombé. L’exemplaire le plus ancien conservé de cette forme originaire du monde iranien oriental (Asie centrale) est probablement le pichet en jade blanc[1] au nom du sultan timuride Ulugh Beg (r. 1447-1449). Elle fut reprise dans différents matériaux, en contexte timuride[2], safavide, ou ottoman[3], du XVe au XVIIe siècle, et aussi dans la céramique chinoise du XVe siècle[4].
La taille des pierres dures, pratiquée en Orient depuis le IIIe millénaire, est peu documentée. Des textes de lapidaires et l’observation de documents iconographiques fournissent néanmoins quelques informations[5]. L’art fatimide est réputé en Occident pour ses réalisations en cristal de roche, dont nombre figurent dans les trésors d’église[6]. En Iran, l’utilisation d’objets en pierre dure est peut-être à rapprocher d’une influence de l’Extrême-Orient, les premières pièces réalisées étant en jade blanc, pierre appréciée des empereurs chinois pour sa rareté[7]. La dynastie moghole d’Inde, rattachée aux Timurides, est aussi à l’origine de pièces en jade[8]. Ces objets en jade constituèrent souvent des présents diplomatiques[9].
Plusieurs techniques sont utilisées. L’incrustation, pratiquée dans l’art du métal islamique depuis au moins la fin du Xe siècle en Iran[10], est répandue dans l’art ottoman, où elle est appliquée aux pierres dures[11] et à d’autres supports, comme les céramiques chinoises[12] présentes à la cour depuis la fin du XVe siècle[13]. Sur ces objets comme sur le pichet, le fil d’or est finement entaillé et incrusté en léger relief. Comme presque toujours sur les objets ottomans, les gemmes sont taillées en table et serties en bâte. L’ajourage du filtre trouve un écho dans des céramiques utilitaires, comme les filtres de gargoulette fatimides[14]. Le motif d’épigraphie cursive rayonnante reproduit une sourate du coran relative à l’eau pure du jardin paradisiaque, jardin suggéré par le décor végétal.
L’émail[15] est peu répandu dans l’art ottoman. Cette technique, apparue au Louristan aux VIIIe-VIIe s. avant J-C, perdura aux époques parthe et sassanide, puis après la conquête islamique dans des régions aussi variées que l’Iran, l’Égypte, la Jézireh, l’Espagne et le Maroc, mais elle est dans l’ensemble peu courante.
Le décor d’inspiration végétale est caractéristique de la joaillerie à l’époque de Soliman. Un rinceau à fines feuilles regravées en or, ponctué par des fleurs à corolles en or et à cœur en rubis et en améthyste, couvre la pièce. Les motifs sont variés : mandorles sur la panse, enroulements sur le col, oves sur le couvercle. On retrouve les mandorles dans l’art du livre et les textiles, et les enroulements évoquent le style tughra, apparu dans l’enluminure et la céramique ottomanes des années 1520, et qui influença la céramique italienne.
Les tulipes, jacinthes et oeillets des émaux translucides du couvercle appartiennent au répertoire « quatre fleurs » largement utilisé dans la céramique d’Iznik dès le milieu du XVIe siècle. Les fleurons trilobés de la base sont issus de l’héritage antique, repris dans le décor islamique à toutes les époques et dans toutes les aires géographiques.
[1] Pichet en jade, Afghanistan, Hérat, 1420-1450, Lisbonne, Fondation Calouste Gulbenkian, inv. 328.
[2] Pichet à anse en forme de dragon, Afghanistan, Hérat, v. 1480-1490, alliage de cuivre coulé, décor gravé, incrusté d'or et d'argent, Paris, musée du Louvre, inv. MAO697.
[3] Pichet, Turquie, 2d quart du XVIe s., zinc moulé, ciselé, incrusté d’or, rubis et turquoises, Istanbul, Topkapi Sarayi Müzesi, inv. 2/2842.
[4] Pichet en porcelaine bleue et blanche, province du Jiangxi (Sud de la Chine), Jingdezhen, dynastie Ming, début du XVe s., Londres, British Museum, inv. OA 1950.4-3.1.
[5] La forme générale était obtenue par un dégrossissage à la scie et au marteau. Un outil creux servait à ôter le noyau interne, et l’intérieur était évidé grâce à des tiges métalliques courbées qui creusaient, à l’aide d’un abrasif, les parois internes. L’utilisation d’un foret fixé à un tour à archet et utilisé avec un abrasif permettait de former à la fois les parois et le décor gravé.
[6] Aiguière au nom d’al-‘Azîz, Égypte, 975-996, cristal de roche et monture européenne du XVIe s., Italie, Venise, Trésor de Saint-Marc, inv. 80.
[7] Différentes vertus sont attribuées au jade, comme la protection contre le poison.
[8] Coupe à vin, Inde, 1656-1657, néphrite blanche, Londres, Victoria and Albert Museum.
[9] Coupe ronde, art moghol : jade, monture en argent doré, Paris, musée du Louvre, inv. OA 6618.
[10] Aiguière de Valkin, Iran, fin Xe-début XIe s., Téhéran, Musée du Palais Gulistan.
[11] Pichet, Turquie, XVIe s., zinc coulé, incrusté d’or ajouré, ciselé, filigrané ; rubis, émeraudes, turquoises et perles, Istanbul, Topkapi Sarayi Müzesi, inv. 2/2873.
[12] Cinq tasses à café, Chine, fin XVIe s., Turquie, fin XVIe s., porcelaine à décor peint sous glaçure, gravée et incrustée d’or entaillé, découpé et gravé, de rubis et d’émeraude, Istanbul, Topkapi Sarayi Müzesi, inv. 15/2789, 15/2818, 15/2821, 15/2795, 15/2826.
[13] Les listes d’inventaire du trésor impérial mentionnent des pièces de céramique chinoise depuis 1496.
[14] Filtre de gargoulette à décor épigraphique, Égypte, Xe-XIIe s., céramique non glaçurée, Peseux, collection J.-F. Bouvier, inv. IA.
[15] Il s’agit d’émaux translucides appliqués sur de l’or partiellement déprimé et ciselé à des profondeurs différentes.
Soliman le magnifique, (cat., exp., Paris, Galeries nationales du Grand Palais, 1990), Paris, RMN, 1990, p. 172.
Topkapi à Versailles, Trésors de la cour ottomane, (cat., exp., Versailles, Musée national des châteaux de Versailles et de Trianon, 1999), Paris, AFAA-RMN, 1999, p. 282-283, n° 244.
Blair, S. S., Bloom, J., The Art and Architecture of Islam, 1250-1800, Yale University Press, 1994, p. 85-96 et p. 107.
Welch, S.C. (intro.), The Metropolitan Museum of Art, The islamic world, éd. C. Moore collection, 1987, p.89.
Topkapi à Versailles, Trésors de la cour ottomane, (cat., exp., Musée national des châteaux de Versailles et de Trianon, 1999), Paris, RMN, AFAA, 1999, p. 119-123.
Trésors fatimides du Caire, (cat., exp., Paris, Institut du monde arabe, 1998), Paris, Institut du monde arabe/SDZ, p. 181.