Ce heurtoir de porte est composé de deux dragons serpentiformes disposés en vis-à-vis. Leurs corps gravés d’écailles s’enroulent sur eux-mêmes en formant un nœud. Leurs queues, ponctuées d’une tête animalière au bec crochu, s’entrecroisent en un motif décoratif. Leurs pattes se touchent et sont agrémentées d’ailes, que les gueules béantes aux lèvres retroussées semblent vouloir avaler.
La tradition de travail du métal est millénaire au Proche-Orient ; elle s’y maintient depuis l’Antiquité, notamment en Urartu et en Iran sassanide[1]. L’usage du bronze coulé dans un moule est attesté depuis les débuts de l’art islamique ; les fouilles de Suse[2] et les productions de Syrie omeyyade et d’Égypte tulunide[3] ont livré de nombreux objets utilitaires et décoratifs ainsi réalisés.
En Anatolie seljukide, le bronze ainsi qu’un autre alliage cuivreux plus malléable sont largement utilisés. Une partie de la production, notamment les pièces à décor d’incrustations, s’inscrit dans la lignée de l’art du métal de la Jezireh syrienne et irakienne[4]. La technique du coulage dans un moule a néanmoins été largement privilégiée et appliquée à des pièces comme les heurtoirs ou les mortiers[5]. Il semble que la région orientale de l’Anatolie et le Nord de l’Irak, connus pour leurs gisements de minerai, aient été le lieu de production de nombre de ces métaux.
L’objet est caractéristique des heurtoirs de portes seljukides en Anatolie orientale aux XIIe-XIIIe siècles. Comparé à d’autres heurtoirs de même provenance[6], on peut noter ici l’absence d’une tête de lion qui, disposée à l’origine au-dessus des petites pattes antérieures, servait d’extrémité à un clou permettant de fixer l’objet à la porte. La mosquée de Cizre (Anatolie orientale) édifiée par une branche locale seljukide[7], possédait une porte en bois plaquée de bronze et décorée de bandeaux et de plaques de cuivre fixées par des clous en fer, sur laquelle deux heurtoirs similaires à celui-ci étaient fixés. Il est d’ailleurs possible que cet exemplaire en soit issu, un heurtoir ayant été dérobé en 1969 avant que la porte ne soit installée au musée des Arts Turcs et Islamiques d’Istanbul. On sait par ailleurs, d’après les écrits d’al-Jazari (m. 1206), auteur du Livre de la connaissance des procédés mécaniques, au service du sultan artuqide du Diyarbakir, que les portes du palais de son protecteur étaient ornées de heurtoirs en forme de dragon. La figure du dragon apparaît à plusieurs reprises dans les illustrations de son ouvrage[8].
Le dragon serpentiforme est originaire d’Extrême-Orient, et est probablement parvenu au Moyen-Orient par l’intermédiaire des peuples nomades d’Asie centrale. La présence de cet animal sur de nombreuses portes, au passage entre l’extérieur et l’intérieur, s’explique par les vertus apotropaïques qu’il incarne. L’animal est aussi chargé d’une signification astronomique, en rapport avec les nœuds lunaires et les éclipses, ce depuis la plus haute Antiquité. Il incarne la planète qui serait responsable de ce phénomène, Jawzahr. C’est pour cette raison qu’il apparaît régulièrement à côté de motifs lunaires ou solaires[9].
Hormis les nombreux heurtoirs de portes anatoliens déjà évoqués, il en existe provenant de la zone syrienne de la Jezireh[10]. Les murailles de Konya et de Diyarbakir étaient également décorées de dragons, de même que la porte du Talisman (Bagdad, 1222-1223) aujourd’hui détruite. Les arts décoratifs islamiques font en général un usage assez large de ce motif en utilisant ses capacités décoratives. Ainsi, le décor d’une aiguière iranienne en céramique du XIIIe siècle est-il composé d’enroulements de corps de dragons[11]. Nombre de métaux tels des supports de lampe ou des chandeliers épousent également cette forme[12].
[1] Buste royal sassanide, Iran, VIe-VIIe s., bronze, Paris, musée du Louvre, inv. MAO 122.
[2] Fourchette, bronze coulé à décor estampé, Iran, Suse, VIIIe-XIe s., Paris, musée du Louvre, inv. MAO S.420.
[3] Brûle-parfum tripode, bronze coulé, décor ajouré et gravé, Égypte, VIIIe-IXe s., Paris, musée du Louvre, inv. E 11707.
[4] Chandelier aux scènes de chasse, Anatolie, XIIIe s., laiton ciselé, incrusté d’argent, d’or et de pâte noire, Paris, musée du Louvre, inv. K 3436.
[5] Mortier, bronze, XIIe-XIVe s., Anatolie, Diyarbakir, Istanbul, Türk ve Islam Eserleri Müzesi, inv. 4190.
[6] Heurtoir aux dragons, début XIIIe s., Berlin, Museum für islamische Kunst, inv. I 2242.
Heurtoir conservé sur la porte provenant de la mosquée de Cizre, Anatolie orientale, Istanbul, Türk ve Islam Eserleri Müzesi, inv.4082.
[7] La mosquée a été commanditée par Mahmûd Sanjar Shâh (1208-1241), atabeg des souverains artuqides.
[8] Horloge à l’éléphant, Jezireh, décembre 1315, gouache sur papier, New York, The Metropolitan Museum of Art, inv. 57.21.23. Page de manuscrit du Livre de la connaissance des procédés mécaniques, par al-Jazari, représentant un heurtoir aux dragons, Koweït, Dar al-Athar al-Islamiyyah, Collection al-Sabah.
[9] Frontispice du Livre des Antidotes, Proche-Orient, 1199, Paris, Bibliothèque nationale de France, Ms arabe 2964, f. 36-37.
[10] Heurtoir aux dragons, Jezireh, fin XIIe-début XIIIe s., bronze moulé, Paris, musée du Louvre, inv. MAO 97.
[11] Aiguière aux dragons, Iran, Kachan ( ?), début XIIIe s., Paris, musée du Louvre, inv. MAO 444.
[12] Chandelier aux deux têtes de dragons, Iran oriental ou Asie centrale, XVe s., alliage de cuivre coulé, décor gravé, Copenhague, Davids Samling, inv. 38/1982.
Bilici, Z. K., « Bronze door-knockers of Cizre Great Mosque, a new example », in Eran und Aneran, Venise : Libreria Editrice Casfoscarina, 2006, [en ligne]. Disponible sur <http://www.transoxiana.org/Eran/Articles/bilici.html>, (consulté le 24 avril 2008).
Folsach, K. V., Art from the World of Islam in the Davids Collection, Copenhague, 2001, p. 288, n° 496.
L’étrange et le merveilleux en terres d’Islam, (cat. exp., Paris, musée du Louvre, 2001), Paris, RMN, 2001, p. 232, n° 161.
Beril Tugrul, A., « Radiographic Study of the Door of the Great Mosque (Ulucami) at Cizre », in Journal of Near Eastern Studies, vol. 55, n° 3, University of Chicago Press, 1996, p. 187-194 .
Charritat, M., « Le dragon », in L’étrange et le merveilleux en terres d’Islam, (cat. exp., Paris, musée du Louvre, 2001), Paris, RMN, 2001, p.108-116.
Konya et le règne des Seldjoukides, (cat. exp., Amiens, musée de Picardie, 1999 − 2000), Amiens, Éditions du musée de Picardie, 1999, p. 50-53.