Selon la tradition de l’Eglise, l’âme de Marie a été emportée directement auprès de Dieu, sans attendre le moment de la Résurrection (la « Dormition »). Selon un autre point de vue théologique, Marie est même déjà entrée en son corps glorieux dans le monde céleste : c’est l’ « Assomption », courant théologique qui a triomphé dans le catholicisme où il est devenu un dogme en 1950. Cette icône de la Dormition nous montre la Vierge gisant au centre, et le Christ, dans une mandorle, prenant son âme sous la forme d’un petit enfant dans les langes. Les Apôtres entourent la défunte : à gauche, saint Pierre encense le corps ; à droite, saint Paul s’incline avec respect. Autour des apôtres et du Christ, les anges forment harmonieusement un chœur. En bas, une scène rapportée dans des apocryphes : un ange tranche les mains de l’incrédule Jéphonias touchant avec manque de respect le catafalque[1] de Marie.Cette icône illustre une forme indirecte de la représentation de Dieu, par l’aspect « divino-humain » apparaissant dans la personne des grands saints. Il est impossible pour les hommes de se représenter Dieu en tant qu’il est Lui-même. Aussi les traditions religieuses préfèrent-elles transmettre des récits d’hommes ou de femmes inspirés par Dieu, habités par Lui, voire devenus divins. Les actions et les paroles de ces personnes manifestent, illustrent concrètement la dimension transcendante que chaque religion tente de re-présenter dans ses rites et ses dogmes. L’icône de la Dormition nous offre un exemple singulier de cette « théomorphose » de l’être humain. Pour le croyant chrétien, le Christ est non seulement la manifestation du Verbe divin, il est le Verbe divin uni à la personne humaine de Jésus. Ceci n’est pas sans conséquence pour le destin des autres humains, eux aussi appelés explicitement à la « divinisation » (saint Paul, Ro VIII 12-30). Assez tôt, les chrétiens ont médité sur la nature de la mère de Jésus. L’icône nous donne à voir le paradoxe suprême de Marie : elle naît à nouveau, mais cette fois-ci par la grâce de son propre fils : au centre de l’icône, Jésus prend sur son bras sa mère redevenue enfant. On visualise ici de façon saisissante la foi en la « seconde naissance ». Et ce qu’on perçoit aussi d’emblée, c’est que tous les croyants (ici, les apôtres présents) participent en quelque sorte au destin de Marie. Baignant tous dans la même lumière rougeoyante de l’amour divin, avec le Christ et les anges, ils sont penchés vers le centre de l’icône où le corps terrestre de la Vierge subit une mystérieuse transmutation. Par cette union à l’amour christique, eux aussi deviennent les enfants de Dieu, promis à l’éternelle communion des hommes et de Dieu que l’on appelle « Paradis ».
De façon assez étonnante, l’idée d’une sur-nature humaine manifestée par Jésus et sa mère n’est pas absente de la tradition islamique. Le Coran III 35 fait allusion à cette libération de Marie dès avant sa naissance : « Lorsque (la mère, enceinte de Marie) dit : mon Seigneur, je consacre à Toi ce qui est dans mon ventre, libéré de tout lien, accepte-le de ma part, Tu es celui qui entend et qui voit ». Une parole canonique (sahîh) du prophète Muhammad commente : « Il n’y pas de nouveau-né que Satan ne touche (var. « ne frappe ») au moment de sa naissance, et il se met alors à crier, à l’exception de Marie et de son fils ». Le soufisme développera l’idée d’une seconde naissance, spirituelle, par laquelle l’homme de Dieu devient réellement, complètement humain – accomplissant ainsi le projet initial du Créateur lorsqu’il modela, au commencement, Adam.
[1] Estrade funéraire, supportant le cercueil, érigée provisoirement ou définitivement dans une église.
Arnaldez R., Jésus fils de Marie, prophète de l’Islam, Desclée, 1980
Barnay S., La Vierge – Femme au visage divin, Gallimard, 2000
Théologie, histoire et piété mariale, Actes du colloque de l’Université catholique de Lyon (1-3 octobre 1996), ss. dir. J. Comby, Lyon, Editions Profac, 1997