En 632, la mort du prophète Muhammad, chef spirituel et temporel, devait laisser la jeune communauté musulmane dans un certain désarroi. L’absence d’indication quant au choix de son successeur donne naissance aux premières scissions politiques entre les partisans d’une succession au sein de la famille du Prophète[1] et ceux d’une succession au mérite[2]. À la suite du règne des quatre premiers califes dits les « biens guidés » (rashidûn), le général Mu‘awiya s’impose et instaure en 661 le premier califat héréditaire du monde islamique. Alors que les dirigeants antérieurs, lancés dans les conquêtes, n’avaient guère eut le temps de faire œuvre de mécène, cette première dynastie califale constitue une véritable phase de genèse pour les arts du monde islamique et sa civilisation.
Les Omeyyades mènent tout d’abord une conquête symbolique du territoire à travers un programme architectural savamment orchestré. Le déplacement du centre de pouvoir en Syrie à Damas, dès les premières années du califat omeyyade, atteste d’une volonté de rupture avec les communautés du Hedjaz, encore animées de ressentiment après la prise du pouvoir par famille omeyyade. L’implantation du califat dans l’espace syrien, anciennement byzantin et majoritairement chrétien, détermine l’orientation du premier art islamique et sa société. Les premiers califes omeyyades utilisent dans un premier temps les structures administratives antérieures et locales, ainsi que les édifices préexistants : la prière du vendredi se fait dans l’église Saint-Jean-Baptiste de Damas. Alors que l’arabe se répand dans le Dâr al-islam à travers le Coran[3] et les troupes, ce sont le grec et le persan qui sont employés dans la gestion de l’empire et les coutumes sassanides et byzantines qui rentrent progressivement dans les mœurs des califes. Il faut attendre l’année 694/695 pour que le calife ‘Abd al-Malik (r. 685-705) impose par une réforme la langue arabe dans l’administration. Cette rupture est perceptible à travers les monnaies conservées. Alors que les premiers dinars imitent les monnaies byzantines en reproduisant à l’avers un personnage en pied, vêtu à la grecque et cerné d’une inscription en arabe, les dinars post-réforme sont aniconiques et s’ornent de la profession de foi en arabe. On doit certainement voir derrière cet acte une volonté forte d’affirmer une identité islamique en rupture avec les populations locales. Il s’agissait sans doute également de régler les problèmes posés par la similitude des monnaies islamiques et byzantines, car certaines chroniques rapportent que les Byzantins étaient allés jusqu’à menacer le calife de saisir les dinars et d’y placer des images chrétiennes.
L’arrivée des Omeyyades ne met pas un terme aux conquêtes qui s’intensifient sous le règne du calife al-Walîd (r. 705-715). La totalité de l’Afrique du Nord est prise et dès 711 le détroit de Gibraltar est franchi, ouvrant une brèche jusqu’à la France mérovingienne. À l’est, l’Iran oriental et le Sind sont progressivement conquis. Ces vastes territoires fournissent aux Arabes des richesses et des matières premières mais aussi de nombreux esclaves, force de travail qui contribue à l’épanouissement d’une opulente classe dirigeante et d’une société hétérogène au sein de laquelle les nouveaux convertis non arabes sont considérés comme inférieurs, situation à l’origine du renversement de la dynastie.
Par leurs programmes architectural et iconographique, les Omeyyades ont affirmé leur emprise sur la terre, mais aussi sur les esprits. C’est à ‘Abd al-Malik que l’on doit l’un des premiers monuments religieux de l’Islam, le Dôme du Rocher, érigé en 691 sur la terrasse du temple de Jérusalem, lieu du sacrifice d’Isaac et du voyage nocturne de Muhammad[4]. Cet édifice à plan centré octogonal surmonté d’une coupole est muni d’un double déambulatoire magnifiant le rocher du mi‘râj. Ce plan place cet édifice commémoratif dans la lignée des martyria et des baptistères chrétiens. L’intérieur s’orne de placages de marbre et de mosaïques à fond d’or, techniques byzantines dont la maîtrise atteste certainement du travail d’artisans chrétiens locaux. Son iconographie est elle aussi une affirmation de domination de la nouvelle religion : des vases jaillissants surmontés de couronnes ailées (motifs royaux sassanides) jouxtent des pendilia byzantins (couronnes desquelles coulent des joyaux). Dans la partie supérieure se déploie la première inscription monumentale de l’Islam en proto-kufique, réalisée en tesselles dorées et comportant des versets rappelant l’unicité divine et la place de Jésus en Islam, prophète et messager, certainement destinée à affermir la foi des nouveaux convertis. Il semble que cet édifice faisait partie d’un plan global conçu par ‘Abd al-Malik pour la ville sainte englobant l’esplanade du temple, le palais et la mosquée al-Aqsa, dont le mihrâb se trouvait dans l’axe du Dôme du Rocher avant les modifications des VIIIe et XIe siècles.
La Grande Mosquée de Damas témoigne de la poursuite de cette politique d’appropriation symbolique de l’espace sous le califat d’al-Walîd, construite sur la principale église de la ville dédiée à saint Jean-Baptiste, elle-même sur l’emplacement d’un ancien temple de Jupiter. Son plan de type arabe, ses dimensions et certaines de ses caractéristiques morphologiques sont en lien avec le temenos du temple romain dans lequel elle s’inscrit. Dotée d’une cour bordée de portiques, la salle de prière se compose de trois nefs parallèles au mur de la qibla, coupées d’une nef axiale dans l’axe du mihrâb. La façade de la salle de prière donnant sur la cour dont la double élévation n’est pas sans évoquer des aqueducs romains, s’orne de magnifiques mosaïques à fond d’or. Des édicules, des palais ornés de coquilles se développent dans un paysage luxuriant, où le volume des feuillages et les reliefs sont délicatement rendus par des dégradés de couleurs. Ce décor étonnant dont le sens fait encore question[5] s’inscrit dans la tradition de l’Antiquité tardive. Là encore, la maîtrise de la technique de la mosaïque témoigne peut-être de la collaboration d’artisans chrétiens au chantier.
Enfin, c’est certainement l’architecture civile qui témoigne le mieux de l’essence de l’art omeyyade et de ses sources. On connaît peu de chose des palais citadins de cette époque, mais un groupe d’édifices extra urbains disposés le long des voies d’échanges ponctue l’actuel désert syro-jordanien[6]. Leur fonction n’est pas toujours comprise, enceintes agricoles ou lieux de villégiature, ils témoignent peut-être de l’itinérance de la cour omeyyade et de leur volonté de marquer ce territoire fraîchement conquis d’une empreinte visible de leur autorité. Le décor des bains de Qusayr Amra édifiés par al-Walid, renforce ce type d’interprétation : dans son abside, un souverain musulman trônant à la manière byzantine fait face aux souverains vaincus, identifiés par des inscriptions grecques et arabes (l’empereur byzantin, le roi wisigoth, l’empereur sassanide, le négus d’Éthiopie, l’empereur de Chine et le Khaqan turc). Filiation symbolique ou représentation fantasmée de la grandeur de l’Islam, il n’en reste pas moins que les modes de représentations et les techniques de réalisation de ce décor sont sans rupture avec les périodes antérieures. Il en va de même des mosaïques et des nombreux stucs de Khirbat al-Mafjar[7], où se mêlent représentations figuratives et végétales parfois proches des productions palmyréniennes. Ici aussi les diverses influences attestent de la participation d’artisans venus de différentes régions. Seul l’arabe qui ponctue de plus en plus fréquemment les décors et une certaine stylisation qui s’amorce contribue à distinguer l’art omeyyade de l’art de l’Antiquité tardive[8].
En 750, une révolution menée par des descendants de l’oncle du prophète ‘Abbas (les Abbassides) met fin au califat Omeyyade dans le sang. Seul un membre de la famille échappe au massacre et parvient, grâce au soutien de tribus alliées de sa mère, à se réfugier en Espagne où ses descendants ressusciteront plus tard le califat omeyyade.
J. H.
Bosworth, C.E., Les Dynasties musulmanes, Arles, Actes Sud, 1996, p.25-30.
Ettinghausen, R., Grabar, O., The Art and Architecture of Islam: 650-1250, Londres, 1994, Yale University Press.
Grabar, O., The Shape of the Holy : Early Islamic Jerusalem, Princeton,1996, Princeton University Press.
Grabar, O., La Formation de l’art Islamique, Paris, 2000, Flammarion.
Hawting, G.R., « Umayyade », in Encyclopédie de l’islam, t. X, p. 906-914.
Rosen-Ayalon, M., Art et archéologie islamique en Palestine, Paris, 2002, Presses universitaires de France.
[1] Partisans de ‘Alî, ils constituent ceux que l’on nomme les chiites.
[2] Sunnites.
[3] Selon la tradition, la première recension du Coran remonte au califat de `Uthmân (r. 644-656), qui en envoie un exemplaire dans chacune des grandes villes de l’empire.
[4] Dit mi‘râj, ce voyage conduit le prophète de La Mecque à Jérusalem puis au paradis où il contemple la face de Dieu et aux enfers, sur le dos d’un cheval ailé, Burâq. On ne sait cependant pas si cette association entre le rocher et le mi‘râj existait à l’époque de la construction du Dôme.
[5] Certains chercheurs y voient une évocation du paradis.
[6] Parmi eux : palais de Mshatta (Jordanie), dont la façade est conservée au musée d’Art islamique de Berlin, Qasr al-Kharana (Jordanie), Qasr al-Khayr al-Gharbî (Syrie, 724-727).
[7] 2nd quart du VIIIe siècle, règne d’al-Walid II, près de Jéricho.
[8] Bol au décor moulé, Suse, VIIe-VIIIe siècle, Paris, musée du Louvre, inv. MAO S. 376.
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