Ce plat creux est orné d’un bateau à trois mâts voguant sur une mer agitée figurée par des rouleaux décoratifs bleu, rouge et blanc.
Les détails de l’embarcation sont soignés. Coques, voiles et cordages sont finement notés, dans une grande variété de coloris. Des nuages chinois et des poissons complètent le décor. Le marli est peint d’un motif de vagues et de rochers.
La forme de la pièce est assez commune à la fin du XVIe siècle dans la céramique d’Iznik. On trouve en effet de nombreux plats creux à marli plat sous le règne de Murad III (1574-1595). Une variante de cette forme, à marli chantourné[1], était également en vogue à l’époque, après avoir connu une première mode jusque dans les années 1540-1550.
La pâte blanche est très chargée en silice et en fritte plombeuse, comme « l’engobe » qui la recouvre et la glaçure couvrant le décor peint. Cette composition permet l’obtention de pièces dont la brillance fit la réputation de cette nouvelle production, née à Iznik à la fin du XVe siècle. Cette manufacture produit des pièces qui furent admirées jusqu’en Occident dès la fin du XVIe siècle. Leur arrivée en Italie donna lieu à une production locale[2].
Les coloris employés (bleu, vert, rouge, noir) aident à dater la pièce. En effet, la palette des potiers s’enrichit tout au long du XVIe siècle. Au bleu et au blanc des débuts viennent s’ajouter le turquoise, puis le vert tilleul, le mauve, le gris au milieu du siècle et enfin le rouge (souvent associé au vert émeraude) dès 1557, date à laquelle ce coloris apparaît dans le décor de la mosquée de Soliman à Istanbul.
Le navire occupe tout le champ du fond et du cavet. Un plat des années 1535-1545[3] est le seul exemple antérieur avec un motif de bateau monumental. Une véritable série de plats très proches du plat de Copenhague verra par contre le jour au début du XVIIe siècle[4].
Le motif du bateau devint abondant dans le dernier quart du XVIe siècle ; il consistait en l’agencement décoratif de petites embarcations généralement à une voile, ornant des pièces de formes ouvertes[5] aussi bien que fermées[6]. Dans le monde islamique, le motif du bateau apparaît dans les sociétés où la navigation joue un rôle important : en Ifriqiya au Xe siècle[7], en Égypte fâtimide[8] ou encore en Espagne nasride[9].
La forme du navire évoque les embarcations de la flotte ottomane, telles qu’elles apparaissent sur la carte réalisée par l’amiral et cartographe Pîr-i Reis[10] en 1513, et sur plusieurs miniatures documentaires et topographiques[11]. Ces navires apparaissent également dans les vues réalisées par les artistes européens pendant leur séjour à Istanbul[12]. La flotte constitue un élément primordial de la puissance militaire de l’empire, qui tint un rôle de premier ordre dans les conflits pour le contrôle de la Méditerranée.
Le marli du plat reprend un motif chinois fréquent sur les céramiques Yuan[13], qui fut transmis aux Ottomans probablement par le biais d’importations chinoises et d’objets provenant du butin du sac de Tabriz (Iran, 1514). Les nuages tchi surmontant le navire ont la même origine. Largement présents dans le répertoire timuride au XVe siècle[14], ils sont fréquents dans les arts décoratifs ottomans, sur divers supports : céramique[15], textile[16], ou encore reliure[17]. Les spirales figurant les vagues révèlent une influence iranienne, particulièrement celle de Chiraz au XIVe siècle[18]. Cette influence s’illustra dans la miniature ottomane de la première moitié du XVIe siècle, quand des artistes iraniens vinrent travailler à Istanbul.
On peut observer sur le navire des motifs issus des répertoires floraux en vogue dans la seconde moitié du XVIe siècle. C’est le cas de la guirlande de petites fleurs blanches sur fond rouge des plats-bords de la coque[19].
[1] Plat à marli chantourné, céramique siliceuse à décor peint sur engobe siliceux et sous glaçure transparente plombifère, Turquie, Iznik, vers 1575-1580, New York, Metropolitan Museum of Art, inv. 59.69.1. Photo in Iznik, p.247 n°484.
[2] Plat à décor floral, céramique à pâte argileuse, décor peint sur glaçure opaque stannifère sous glaçure transparente, Italie, Vénétie, 1633, Sèvres, musée national de céramique, inv. 4617(photo in Venise et l’Orient, p.291).
[3] Plat aux bateaux, Turquie, Iznik, vers 1535-1545, céramique siliceuse à décor peint sur engobe siliceux et sous glaçure transparente plombifère, Londres, Victoria and Albert Museum, inv.713-1902. Photo in soliman p. 88 n°85.
[4] Voir par exemple le plat conservé au musée Benaki d’Athènes, daté 1625-1650, inv. 35. Photo in iznik p. 281 n°643.
[5] Plat aux bateaux, céramique siliceuse à décor peint sur engobe siliceux et sous glaçure transparente plombifère, Turquie, Iznik, vers 1570-1575, Paris, musée du Louvre, inv.7880.82. Photo in soliman p. 89 n°87.
[6] Bouteille à eau, céramique siliceuse à décor peint sur engobe siliceux et sous glaçure transparente plombifère, Turquie, Iznik, vers 1575-1585, Athènes, musée Bénaki, inv. 51. Photo in iznik p. 253 n°527.
[7] Bacini au bateau, céramique à décor peint sur engobe (?) sous glaçure transparente, Ifriqiya, Xes., Pise, Museo Nazionale di San Matteo, inv.
[8] Plat au bateau, Egypte, Xe siècle, céramique à décor lustré, Le Caire, Musée d’art islamique, inv.7900 trésors fâtimides p178 n°124.
[9] Coupe au bateau, céramique à décor peint sous glaçure et lustré, Espagne, Manisès, 1380-1430, Berlin, Museum für Islamische Kunst, KGM 1906,99. photo in http://www.discoverislamicart.org/database_item.php?id=object;ISL;de;Mus01;46;fr.
[10] Carte du monde par Pîri Reis, encre et couleurs sur peau de gazelle, Turquie, 1513, Istanbul, Topkapi Sarayi Müzesi, inv. R. 1633 mük. Photo in http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/7/70/Piri_reis_world_map_01.jpg
[11] Port de Lépante, Turquie, vers 1540-1550, couleurs opaques sur papier, Istanbul, Topkapi Sarayi Müzesi, inv. 17/378. Photo in soliman p. 97 n°93
[12] Melchior Lorichs, Vue de Constantinople à partir de Galata et le nord de la Corne d’Or,1ère moitié de 1559, encre sur papier, rehauts de lavis, Leiden, Universiteite Bibliotheek, BPL 1758. Soliman p.294, n°315.
[13] Coupe à décor d’oiseaux, porcelaine type bleu et blanc, Chine, dynastie des Yuan, milieu XIVes., Istanbul, Topkapi Sarayi Müzesi, inv. TKS 15/1387. Photo in Topkapi à Versailles p.130.
[14] Festin royal, page droite d’un frontispice de Shahnameh, Iran, Shirâz, 1444, Cleeveland, Museum of Art, inv. 45169. Photo in peinture persane skira, p.103.
[15] Lampe de mosquée, Turquie, Iznik, vers 1512, céramique siliceuse à décor peint sur engobe siliceux et sous glaçure transparente plombifère, Istanbul, Musée archéologique du Cinili Kiosk, inv. 41/2. Photo in soliman p.114 n°116.
[16] Panneau à décor de mandorles et de nuages chinois, Turquie, XVIes., soie et filé or, lampas, fond satin, Paris, Musée des Arts décoratifs, inv. 13765. Photo in soliman p.243, n°260. .
[17] Reliure de Coran, Turquie, vers 1530-1540, or et couleurs opaques, vernis, Istanbul, Bibliothèque du Topkapi Sarayi Müzesi, inv. EH 77. Photo in Soliman p.124 n°130
[18] Shâhnâmeh, Chiraz, Iran, 1370, Istanbul, Bibliothèque de Topkapi Sarayi, inv. H1511. trouver illustration exacte sinon p.63 ;
[19] Pichet à décor de fleurettes, Turquie, Iznik, 3e 1/4 XVIes., céramique siliceuse à décor peint à « l’engobe » sur « engobe » siliceux et sous glaçure plombifère, Berlin, Museum für Islamische Kunst, inv. 14,64. Photo in Soliman p.265, n°287.
Soliman, le Magnifique, (cat. exp. Paris, Galeries nationales du Grand Palais, 1999), Paris, RMN, 1999, p. 88, n°86.
Atasoy, H., Raby, J., Iznik, la poterie en Turquie Ottomane, Paris, Editions du Chêne-Hachette Livre, 1990, p. 246-263.