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Bien qu’en ruines, la cathédrale Saint-Georges-des-Grecs ne pose pas de problème d’identification puisqu’elle figure en tant que telle sur le plan de Gibellino de 1571 représentant le siège de la ville de Famagouste par les Ottomans. Elle est par ailleurs mentionnée dans deux testaments de 1363 comme étant encore en travaux. Elle témoigne de la politique des Lusignans, souverains de rite latin, à l’égard de leurs sujets grecs au XIVe siècle. En effet, les rapports entre les deux églises grecque et latine avaient été très tendus après la conquête de l’île en 1191 par les Latins, surtout après la IVe croisade de 1204 et le sac de Constantinople. Durant le XIIIe siècle, le pape avait voulu réduire le nombre des évêchés grecs et les déplacer : ainsi l’évêché grec de Famagouste avait été théoriquement transféré dans la région isolée du Karpas, décision probablement jamais appliquée par des rois soucieux de maintenir la concorde civile entre leurs sujets. En 1340, une relique grecque, la Croix de Tochni, avait rendu la parole à la reine, accentuant ainsi la politique d’ouverture des souverains à l’égard des Grecs. Deux clefs de voûtes retrouvées dans les ruines portent les armes du royaume et témoignent du soutient royal apporté à la construction de la cathédrale.
La cathédrale comprenait trois nefs, voûtées d’ogives, sans transept, terminées par trois absides. La nef centrale était contrebutée par des arcs boutants. Le parti d’ensemble s’inspire de celui de la cathédrale latine Saint-Nicolas, avec des éléments tirés du répertoire gothique rayonnant–fenêtres à remplages et faisceaux de colonnettes des collatéraux. Il intègre aussi un style plus simple et plus austère inspiré du style des ordres mendiants que l’on trouve aussi à la cathédrale après la reprise du chantier en 1311 – murs et façade dépouillés, baies sans remplages des absides, arcs boutants sans décor par exemple. Enfin, des éléments ponctuels inspirés des monuments romans de Terre sainte du XIIe siècle, telles les absides couvertes en cul-de-four, de conception archaïque au XIVe siècle, témoignent d’une synthèse stylistique qui s’opère à ce moment sur les monuments chypriotes.
L’édifice gothique a été accolé à deux petites églises byzantines, complètement en ruines, qui pourraient dater approximativement du XIIe siècle, affirmant ainsi un lien avec le passé antérieur à l’arrivée des Latins. On avait transféré au milieu de la nef du nouvel édifice une insigne relique, la dépouille du saint évêque de Salamis du IVe siècle, Epiphane. Les aménagements liturgiques du monument témoignent du culte grec auquel il était destiné. On peut voir en effet au fond de l’abside centrale un grand synthronos à trois gradins, banc presbytéral caractéristique des grandes basiliques de l’Antiquité tardive, repris là par l’Église grecque chypriote. Chaque abside abritant un autel est flanquée au nord, dans sa partie basse, d’une petite salle à offrandes, ouvrant sur la gauche et prise dans l’épaisseur des murs, la prothesis. Le sanctuaire était cloturé par un templon dont il subsiste la base. Une autre particularité est l’étirement en hauteur des absides qui s’élèvent au même niveau que les trois vaisseaux. Percées d’étroites baies, ces absides ménagent une importante surface murale, où se développait un programme iconographique peint, selon les schémas habituels des églises grecques, au lieu des vitraux historiés alors en usage dans le gothique rayonnant. Quelques scènes liées à l’iconographie christologique byzantine traditionnelle, de même que des pères de l’église grecque et des saints chypriotes subsistent à l’état de vestige. Saint-Georges-des-Grecs offre donc un cas exceptionnel d’une église gothique adaptée au culte orthodoxe au milieu du XIVe siècle.
Enlart C., L’Art gothique et de la Renaissance en Chypre, 2 vol., Paris, 1899
Plagnieux Ph., Soulard Th., « L’architecture religieuse » dans J.-B. de Vaivre, Ph. Plagnieux (éd.), L’art gothique en Chypre (Mémoires de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, t. XXXIV), Paris, 2006 : La cathédrale Saint-Georges-des-Grecs de Famagouste, p. 286-296
Soulard Th., « La diffusion de l’architecture gothique à Chypre », Cahiers du Centre d’Études chypriotes, 36, 2006, p.73-124
Soulard Th., « L’architecture gothique grecque du royaume des Lusignan », dans S. Fourrier et G. Grivaud (éd), Identités croisées en un milieu méditerranéen : Le cas de Chypre (Antiquité-Moyen Age), Rouen, 2006, p.359-388